Sonotone

Labels à garder à l'oeil en 2014

par Sophie Morceau


Pour ce dossier, on est allés voir deux jeunes labels qui en ont dans le ventre: Hummus de la Chaux-de-Fonds et Danse Noire, label franco-suisse. Ces deux labels, même s’ils ont des orientations artistiques radicalement différentes, ont tout de même une série de points communs, et pas des moindres. Tous deux ont été fondés par des musiciens ayant passablement traîné leurs basques sur les scènes d’ici et d’ailleurs. Le premier est piloté par Jona Nido (Switchback, Kehlvin, The Ocean, Coilguns), tandis que le second compte parmi ses têtes pensantes Aïsha Devi, dont l’ancien projet a pour nom Kate Wax, rien de moins.

Derrière la fondation de ces labels, la même idée: modifier l’approche de la musique que Jona et Aïsha ont eue jusqu’ici et laisser leurs fondateurs changer de rôle, devenir maintenant générateurs de création, vecteurs d’échange et de transmission. Dans ce rôle-là, ils espèrent réussir à apporter des projets originaux et exigeants à un public bien précis, qui sait ce qu’il cherche et en redemande ou qui est prêt à se laisser bousculer. D’autre part, la question du financement et du fonctionnement, qui tiennent essentiellement de l’approche DIY, est également similaire, puisque la question du profit est totalement évacuée, permettant ainsi à des labels de qualité d’exister et de fonctionner, avec des bouts de ficelle et beaucoup d’huile de coude, certes, mais également en mettant à profit les divers talents de leurs fondateurs et de leur entourage.

Cette notion de réseau, de communauté, de travail collectif et de collaboration est elle aussi très présente dans les propos des deux labels, un mode de fonctionnement atypique, mais néanmoins efficace. Preuve en est la presse élogieuse, internationale et spécialisée, qui est leur est consacrée, à chacune de leurs sorties. Non seulement ces petites structures renvoient dos à dos les clichés du producteur, du label ou du distributeur comme intermédiaires véreux croulant sous les dollars, mais elles sont aussi une belle leçon de débrouille, une micro-utopie dans lequel le profit n’est pas une priorité, dans laquelle les bénéfices vont aux artistes ou servent à garantir l’existence même de la structure, pour la beauté du geste.

On ne peut que saluer leurs efforts, leur souhaiter plein succès et vous recommander de vous intéresser – de près – à leurs activités.

Hummus : un terreau pour les poi(d)s chiches

Sonotone: Pourquoi ça s’appelle Hummus, ton truc?

Jona Nido: À la base, je voulais monter un label pour sortir les trucs que je faisais avec mes groupes, ça devait s’appeler guitare et violence, j’ai donc fait faire des stickers avec Guitare, Violence et Hummus, et un jour, Louis (Jucker) m’a dit que c’était nul Guitare et Violence et que je ferais mieux de l’appeler juste Hummus. J’ai trouvé qu’il avait raison, et tout de suite, j’ai eu le logo en tête.

S: Tu ne fais pas que sortir tes propres productions, avec ce label?

JN: Ce que je voulais, c’était une adresse email pour communiquer au nom de mes groupes, sans être un groupe, pouvoir m’exprimer et faire de la promo en tant que label, sortir mes trucs de façon complètement autonome. En bref, avoir le contrôle sur tout. Finalement les gens ont commencé à m’envoyer leur musique, je crois que c’était The Fawn les premiers. Ils sont arrivés en me disant que de toute façon ils ne comptaient sortir ce disque chez personne, qu’ils trouvaient cool ce que je faisais et ils m’ont livré un produit fini, ce qui m’a permis d’étoffer mon catalogue. De mon côté, je leur ai fait profiter de mon réseau et de mon expérience en termes de promo. De fil en aiguille, les groupes desquels je m’occupais avaient des chroniques, de la visibilité, des dates, alors d’autres groupes sont venus me voir.

Les groupes arrivaient en disant, ça nous fait chier de chercher un label, ça va prendre des plombes et puis il y a de la paperasse, nous on veut juste sortir ça parce que ça nous fait plaisir - une démarche artistique complètement intègre – on va presser un truc en vinyl à tant d’exemplaires, ça te dit de mettre ton logo dessus, distribuer et faire un peu de travail de promo dessus ? Là, j’ai réalisé que je n’avais pas de pognon à investir dans les pressages, parce que simplement je n’en ai pas, mais que je possédais certaines compétences, un réseau, du temps, alors j’ai commencé à accepter ce genre de plans. C’est comme ça que je me suis tout à coup retrouvé à sortir des trucs environ toutes les trois-quatre semaines.

Il y a donc des sorties sur lesquelles je travaille de façon classique, avec des réseaux de distribution – ce qui est extrêmement astreignant – mais ça me permet aussi de sortir des productions qui sont destinées à un marché de nerds, qui sont de toute façon impossibles à distribuer, tirés en toutes petites quantités, ou encore de la musique au format digital de façon quasi-immédiate. Par exemple des gens qui enregistrent trois ou quatre morceaux supers en un weekend et qui ne veulent pas attendre d’en faire un disque mais le rendre disponible tout de suite.

S: Tu disais que tu étais fauché: cette histoire, c’est monté avec quoi, alors? C’est les groupes qui viennent avec du financement?

JN: J’ai fait une fois un peu d’argent en organisant une soirée électro, et là je me suis dit : « Trop bien, je vais payer un pressage à un groupe. » C’est là que j’ai compris que ça ne marche pas du tout, de payer le pressage à un groupe occulte duquel tout le monde se fout. Du coup j’ai perdu tout ce que j’avais gagné et là je me suis dit: «Plus jamais!» C’est pour ça que les groupes viennent avec leur disque déjà prêt. Soit ce sont des types qui sont subventionnés, soit ils gagnent suffisamment d’argent pour se payer leur disque, parce qu’ils ne vont pas attendre que Warner Bros les signe pour sortir leur musique, il veulent faire de l’art, pas du business.

Du coup, avec les deals qu’on fait, vu que je distribue leur truc, ça veut dire que je me balade avec mes disques en soirée ou que je les vends en ligne, ça génère un peu d’argent – pas beaucoup, hein, parce que comme les groupes me donnent des disques, je vais pas faire du 50-50 avec eux, donc c’est très peu – qui sert à faire fonctionner la structure.

Par exemple, si je sors un truc de hardcore ultra chaotique, je vais faire tout le boulot moi-même et tout le monde sera content, parce que je vais le faire bien, mais du coup quand je vais avoir un groupe plus radiophonique genre Lune Palmer ou The Fawn, je vais mettre de l’argent dans de la promo plus sérieuse, payer des covermounts (disques de promotion attachés à des magazines, ndlr.), ou acheter des espaces publicitaire.

Donc oui, c’est un projet qui est financé par les groupes. Je ne vais pas pour autant orienter le label vers un genre radiophonique, je vais clairement continuer à signer des groupes complètement occultes desquels le monde se fiche éperdument, mais comme il n’y a pas de prise de risque financier, tout l’argent qui rentre peut être réinvesti dans des projets, qui, s’ils peuvent toucher un plus large public, méritent d’être diffusés à plus large échelle et donc poussés un peu plus. C’est juste une histoire de cibler ce que tu veux faire pour chaque sortie.

S: Donc tu es entre la distribution, la production et la promo, si j’ai bien compris?

Oui, c’est tout à fait ça. L’idée c’est de tout faire avec des bouts de ficelle et au bout d’un moment, j’ai surtout réalisé que je ne pouvais pas faire ça tout seul, c’est donc devenu un système participatif, le but étant d’impliquer les gens qui ont envie de s’impliquer, sans hiérarchie, en fonction de leur temps, de leurs envies et de leurs compétences. Par exemple, maintenant j’ai un réseau de gens à qui je vais dire: «Il y a cette sortie, qui peut m’aider là-dessus et comment?» – Untel pourra traduire le dossier de presse en portugais, un autre créer du contenu en allemand, etc. Il s’agit de sortir de beaux objets, de la bonne musique et essayer de travailler avec le fait qu’on est au 21e siècle et que le label n’est plus au centre de la musique, mais complètement en périphérie. Les labels établis n’ont plus d’argent pour rien, si un gros label te paie un pressage, c’est une avance recoupable que tu ne recoupes jamais, tu signes pour trois albums et après trois albums tu te retrouves à moins 20'000 euros et c’est la merde. Le but avec Hummus, c’est de montrer qu’il n’y a plus besoin de passer par le circuit classique. Ces circuits sont super quand tu as un potentiel commercial, mais si ce que tu veux c’est tourner un peu et exposer ta musique, c’est faisable, aujourd’hui, avec d’autres moyens. Ce qui fait par exemple qu’on peut vendre des disques de Lune Palmer ou de the Fawn aux Etats-Unis, au Japon et en Australie. On ne touche peut-être que quatre ou cinq personnes, mais ce sont des gens qui apprécient réellement cette musique, et c’est là notre but, pas de faire une quantité invraisemblable d’efforts inutiles pour en faire une grosse machine commerciale. Je crois que c’est ça qui me plaît, je crois que j’ai toujours aimé les projets où il n’y a pas d’argent, en fait.

S: Et toi, comment tu fais pour tourner, parce que j’imagine que tu ne vis pas de ça?

JN: Alors non, clairement pas et surtout pas, je n’ai pas envie de vivre de ça. Il y aurait trop de paperasse, ça changerait mon rapport au projet, enfin bref, c’est hors de question pour l’instant en tout cas. En fait moi, je ne tourne pas, j’ai un job alimentaire où je fais de la synchronisation musicale pour une grande boîte, où je mets de la musique sur des bandes annonces de films, des pubs ou des séries télé pour le territoire français, à temps partiel, ce qui me permet de payer mes factures de base, mais clairement je ne roule pas sur l’or.

 

Danse Noire, un sabbat pour les sorciers de l’électro

Sonotone: Comment ça a commencé, cette idée?

Aïsha Devi: L’idée, enfin l’énergie, est venue surtout après mon projet Kate Wax, avec lequel j’ai beaucoup tourné. Comme on était immergés dans la musique depuis quelques années déjà, avec mon copain qui faisait de la basse, on a eu cette envie qui nous est venue, au fur et à mesure, d’être dans ces soirées.

On voyait tellement de concerts qui nous intéressaient, on faisait tellement de rencontres éphémères qui étaient fabuleuses, qu’on a eu envie de créer une sorte de communauté. Il y a tellement de musiques sauvages, intéressantes, cachées dans les bas-fonds qui méritent d’être connues, qu’on a eu envie de les porter à la connaissance des gens, de se faire les porte-paroles de ces musiques-là. On s’est dit, allez! soyons fous, créons un label. C’était dans la voiture, en rentrant d’un concert qu’on avait donné à Turin pour un gros festival qui s’appelle Club to Club. Donc avec Raphaël, mon copain et Nils, qui s’occupait des visuels, on était dans la voiture, et on s’est vraiment dit, allez, go maintenant on le fait – c’est aussi parce qu’on venait de voir un artiste qui nous avait complètement chamboulés – c’était la première sortie, Vaghe Stelle.

C’est vraiment une impulsion qui a généré tout ça, une impulsion qui existait déjà en nous et qui s’est concrétisée au moment où on a vu cet artiste, et puis on a brainstormé pour le nom. Ensuite le projet a pris vie, plus vite qu’on ne le pensait, parce que tout à coup les gens étaient motivés. Telle personne nous a dit «j’ai des morceaux pour vous» et il est tout de suite venu avec quelque chose qui a fait exister le projet.

Nils: T’es en train d’oublier une autre partie de l’histoire: il faut aussi expliquer les contacts que Raphaël et toi vous aviez tissé avec les gens de Saint-Etienne qui organisaient pas mal de soirées avec leur label.

Aïsha: Ah oui, il faut aussi expliquer qu’on a pas mal partagé avec des gens qui montaient déjà des soirées à Saint-Etienne, qui m’avaient fait venir. En fait, tout est lié, tout est parti de ce projet que j’avais avant dans la musique, des rencontres que j’ai faites au travers de celui-ci, qui ont fait que tout à coup ce nouveau projet pouvait prendre vie. Notre espèce de plate-forme a commencé à exister et on a invité Samuel à nous rejoindre, parce que c’est quelqu’un qui représente assez bien ce qu’on veut dans la musique, c’est à dire des gens qui ont des antennes, des gens qui sont des passionnés.

Samuel: Oui, moi je n’ai fait que me greffer sur un projet qui existait déjà.

Aisha: En fait, au-delà de la petite anecdote, ça part vraiment d’une belle relation d’amitié depuis quinze ans, avec mon meilleur ami, mon copain et Samuel.

Samuel: en fait on est six, les quatre suisses plus justement ces deux français.

S: Du coup, ce n’est pas trop compliqué de travailler à distance?

Nils: Si, c’est super compliqué, on fait des appels skype tout le temps et puis – non, c’est pas vrai du tout, en fait on tombe rapidement d’accord, parce qu’on a vraiment cette sorte de vision partagée dans laquelle on voit où on veut aller, tous.

Aïsha: Ce n’est pas compliqué dans le sens où il n’y a pas de hiérarchie dans le label, mais c’est aussi assez simple parce que les choses se sont réparties de façon naturelle, ça s’est autogéré, on sait tous ce qu’on a à faire, chacun de notre côté pour que les choses se fassent. Je pense qu’on a ce truc en commun, en tous les cas, d’avoir passé beaucoup de temps en club, d’en passer encore beaucoup, d’avoir fait partie de cette scène et d’avoir eu envie à un moment de changer de spectre vis-à-vis de la musique, de passer de l’autre côté, d’être facilitateur, générateur d’idées et de concepts, c’est fabuleux, de trouver des musiciens, par exemple.

Nils: on a eu l’occasion, moi en tant que graphiste et Aïsha en tant qu’artiste, de côtoyer d’assez près Mental Groove, de Genève, qui était d’ailleurs le premier label d’Aïsha, donc avoir un label, ça ne nous paraissait pas une idée incroyablement folle, on avait eu l’occasion de voir comment ça fonctionnait. C’est juste que de le gérer nous-même, ça implique pas mal de travail, ça change vraiment la donne, mais comme au niveau musical, on a cette vision commune, ça rend les choses bien plus faciles.

S: Et au niveau financier ça se passe comment, vous en vivez?

Samuel: Haha, non, on y a investi nos économies, à terme le but c’est simplement de pouvoir amortir les coûts, de rentrer dans nos frais et de ne pas perdre de l’argent.

S: Ça fait un peu penser à la façon de fonctionner de Hummus, le label de Jona Nido, où il fait des sorties de niche et où son but est de partager un certain type de musique, de le rendre accessible à un certain public qui ne pourrait pas avoir connaissance de cette musique autrement.

Aïsha: C’est tout à fait ça. Il n’y a pas vraiment, actuellement, de vision alternative de la musique électronique, c’est à dire que les événements organisés par les grandes marques de boissons dans un esprit festif, ce n’est pas ce qu’on cherche à faire. On essaie juste de proposer une certaine vision, de réunir des gens que la musique électronique intéresse, d’être un vecteur. Ce qui nous intéresse, c’est de pouvoir proposer une musique exigeante, pour des gens curieux, peut-être de les dérouter un peu. Il y a vraiment cette notion de communauté, de communion.

S: Du coup, pour prolonger le parallèle, au niveau artistique, ça se passe comment, vous intervenez, un peu, beaucoup, pas du tout?

Nils: On intervient, oui et de façon assez forte. Nils s’occupe du graphisme et on décide de tout le reste, ensemble, musicalement aussi, même au niveau du processus de création, ce qui a l’air très compliqué mais c’est en réalité plutôt facile, parce qu’on a une vision commune qui est très forte. Par exemple, pour les remixes de Vaghe Stelle, on voulait vraiment choisir qui allait remixer ça, pour que ce soit fait par des gens qu’on apprécie. Du coup on était ravis que Peaking Lights et Ngunzunguzu acceptent de le faire pour presque rien, juste parce qu’ils trouvaient que c’était bien.

S: Alors, c’est comment les sorties Danse Noire?

Aïsha: On a été impressionnés, notamment, par la réception qui a été faite de nos sorties, ça a été beaucoup relayé, par des médias assez prestigieux (The Fader, Resident Advisor, Spin, etc.)

Samuel: Pour le moment, on a privilégié les sorties digitales, parce que c’est plus pratique, mais on espère pouvoir faire notre première sortie vinyle en 2014.

Aïsha: Ensuite, en live, on a tendance à privilégier les formats showcase, sans hiérarchie entre le public et les musiciens, histoire de réussir à prolonger cette idée de rituel, de la musique comme vecteur. C’est une sorte de secte, avec l’idée d’une communion collective. Parce qu’on aime cette idée, comme dans les rave, mais on a envie que ce soit une rave consciente, pas une expérience où tu recherches l’oubli, mais un moment transcendant.

S: A quand les prochaines dates? J’ai eu de très bons échos de la soirée à Décal’Quai…

Aïsha: C’est gentil, il y avait vraiment une super ambiance à Décal’Quai. En 2014, il va y avoir plein de choses, comme la soirée Hundebiss au Romandie. D’ailleurs on est assez excités, il y a déjà des sorties de prévues, mais chut, on ne vous dit rien de plus, il faudra être là aux soirées pour le savoir. (Prochaine date: Le 2 mai, en after-show de svengalisghost au Bourg.)

 

Dossier 2

"Je n'ai pas envie de vivre de ça"

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Interview