Sonotone

Other Lives

« Le meilleur état d’un musicien est de se sentir hors de soi-même »

par Gaspard Turin

A côté de la grande scène du Kilbi, où se fait entendre avec insistance le grunge graveleux et braillard de Mudhoney, je me retrouve assis au fond d’un bus, en compagnie du chanteur et tête pensante d’Other Lives, Jesse Tabish. Look de parfait babouze, grands yeux tristes et sourire discret, difficile de voir en ce bonhomme le génie musical et touche-à-tout qu’a révélé l’album Tamer Animals, l’un des meilleurs de 2011. Pourtant, vingt minutes de conversation passionnante ne pourront que me faire entrevoir son élégance et sa finesse, l’ampleur de sa vision musicale. Et confirmer ce que leur concert, qui vient de se terminer, avait déjà largement montré: je suis en face d’un monstre de sensibilité et de générosité.

Sonotone: Cela fait maintenant plus d’un an que vous tournez. Comment le vis-tu?

Jesse Tabish: Quand on a commencé, l’idée de quitter mon chez-moi pendant un temps indéterminé ne me plaisait pas vraiment. Depuis je m’y suis fait: être sur la route, aujourd’hui, me fait me sentir chez moi. Et il y a des tas d’avantages: la vie est plus saine en tournée, en somme. On fume et on boit moins, la nourriture est bonne, et l’idée de voyage constant nous donne beaucoup d’énergie.

 

S: Un rythme qui doit vous changer de celui de l’Oklahoma, d’où vous venez?

J: Alors tout-à-fait. En même temps, j’ai beaucoup écrit sur cet état, et on peut dire que Tamer Animals est dans une large mesure un album à propos de l’Oklahoma. En être éloigné permet une distance qui rend mon pays plus lisible.

 

S: La prochaine étape, ce serait donc un album sur le fait d’être en tournée?

J: Il pourrait y avoir de cela, oui. La dynamique du voyage constant me pousse à observer les gens. La création musicale se met en place sous la forme d’une narration à la troisième personne, comme si j’étais toujours en dehors de mon environnement direct.

 

S: Cela veut-il dire que tu privilégies une approche littéraire de l’écriture?

J: Je ne sais pas si c’est possible, mais ça m’intéresse beaucoup. En prenant comme modèle Steinbeck par exemple; j’aime l’idée d’écrire des paroles à la troisième personne, d’être le narrateur d’une histoire sans en être partie prenante, en outsider…

 

S: Le genre folk que vous exploitez permet-il une telle liberté d’écriture?

J: Oui, complètement. Le folk est un genre hybride à la base. Là d’où nous venons, il est associé à la fois à la musique irlandaise, au gospel, à la musique noire et à la musique des Indiens natifs.

 

S: A quoi il faut rajouter, pour vous, une forte influence classique, non?

J: Si, bien qu’à part Jenny (la violoncelliste du groupe), nous ne soyons pas vraiment formés sur des bases musicales classiques. Pour moi, ça se ressent surtout dans l’écriture, qui à la base est instrumentale. Ensuite, la mélodie de la voix vient comme naturellement se greffer sur ce canevas. On ne le dirait pas, mais beaucoup de ce qu’on fait est spontané (rires)!

 

S: Justement, le folk est traditionnellement associé à la simplicité: on attrape une guitare, un tambourin, et c’est parti. Alors qu’avec Other Lives, on a plutôt l’impression d’une musique complètement concertée, consciente de toutes ces racines…

J: Ha ha! Oui, mais ce n’est pas incompatible; l’idiome folk me plaît parce qu’il s’agit toujours de musique populaire, qui peut être reçue de manière primale même si elle n’est pas simple dans sa création. Regarde Woody Guthrie, par exemple. Pour nous, notre complexité réside dans le mélange entre les apports de la technique et ceux de la musique classique. Je pense pourtant que l’on peut écouter notre musique sans forcément se focaliser sur ces questions abstraites.

 

S: Le public du concert que vous venez de finir répondait-il à tes attentes?

J (émerveillé): Plus que cela! La foule était étonnante, meilleure que nous, je dirais. Ce genre de public qui te dynamise, c’est ce qui peut nous arriver de mieux. Si tu te mets à réfléchir, à te faire du souci par rapport à ce que tu es en train de faire, tu t’enfermes en toi-même, tu te mets à gamberger, tu finis par te sentir mal. Mais des conditions d’écoute pareilles, pfff… C’était génial. En fait, le meilleur état dans lequel je peux être sur scène, c’est de me sentir en dehors de moi-même. Et dans ce partage, ce soir j’ai été servi.

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