Sonotone

Labels pas pour les clochards

par Julie Zaugg


L'entrepôt est situé sur une ruelle battue par le vent, à quelques mètres de l'East River. Cet ancien espace industriel reconverti en studios photos, ateliers de meubles vintage et bureaux pour magazines de mode, au cœur du quartier de Greenpoint, abrite une impressionnante collection de talents indie: on y trouve regroupés, au fond d'un bureau aux murs de brique rouge, trois des labels les plus novateurs de ces dernières années. Mexican Summer (The Fresh & Onlys, The Soft Pack, Best Coast), Sacred Bones (Cult of Youth, Moon Duo, Zola Jesus) et Captured Tracks (Beach Fossils, Wild Nothing, Blouse, DIIV) ont tous trois choisi ce coin de Brooklyn, à quelques encablures de l'aimant à hipsters qu'est devenu Williamsburg, pour y exercer leurs talents de défricheurs musicaux.

Ils sont en bonne compagnie. Secretely Canadian (Antony And The Johnsons, Porcelain Raft, Suuns, Yeasayer) et Jagjaguwar (Sharon Van Etten, Foxygen, Bon Iver, Black Mountain, Volcano Choir) se trouvent à une poignée de blocs de là. «Il y a aussi une multitude de boîtes de PR et de management musical dans le coin et plusieurs groupes, comme Beach House ou Chairlift, vivent par ici, relève Mike Sniper, le patron de Catured Tracks. C'est un terreau fertile, même si on a tendance à lui attribuer un côté un peu mystique qu'il n'a pas. Si nous sommes à Brooklyn, c'est tout simplement parce que les loyers sont devenus prohibitifs sur Manhattan.»

Mais comment expliquer l'émergence simultanée de tous ces labels sur un territoire plus exigu que celui de la ville de Lausanne? «Pour ma part, j'avais fondé un premier label il y a cinq ans pour publier des rééditions, explique Mike Sniper. Captured Tracks a vu le jour peu de temps après, car je souhaitais avoir une ma propre structure pour éditer les disques de mon groupe, Blank Dogs.» La première sortie du label sera un EP de Denim Girls. Mais les choses ont commencé à s'emballer à partir de 2009. «Nous avons signé à ce moment-là des gens comme Beach Fossils ou Wild Nothing, qui nous ont amené pas mal d'attention.» Actuellement, Captured Tracks a onze artistes à son catalogue.

«Au départ, la plupart de nos groupes avaient un son plutôt “dream-pop” mais ce n'est plus le cas aujourd'hui, nous avons élargi nos horizons, avec des formations qui font du punk (Holograms, Naomi Punk) ou du songwriting (Chris Cohen)», note Mike Sniper. Pour repérer une nouvelle formation, les six employés de Captured Tracks emploient des méthodes à l'ancienne: «Nous recevons des démos, allons voir des concerts.» Le seul critère qui préside à leurs choix: «Le groupe doit avoir un son déjà bien affirmé et sa propre esthétique.» En revanche, ils évitent comme la peste les formations qui font le buzz sur internet. «Lorsqu'un site comme Pitchfork se met à encenser un groupe, il se trouve déjà au-delà de nos moyens, détaille Mike Sniper. Pour le signer, nous devrions nous livrer à une guerre des enchères avec les autres labels. Cela n'en vaut pas la peine.»

Captured Tracks a également commencé à rééditer des héros méconnus du shoegaze, comme Medicine, The Monochrome Set, Cleaners From Venus ou Half Church. Il s'apprête à ressortir l'ensemble du catalogue de Flying Nun. Le jour où Sonotone s'est rendu dans ses locaux, ses employés venaient de recevoir une poignée de vieilles démos de Pulp. «Ce type d'activité nous aide à tourner. Elle nous coûte moins d'argent que la gestion des groupes “maison”, car il n'y a pas besoin de mettre sur pied une grosse machine de promotion ou d'organiser une tournée. Et le public est déjà là.»

Ah, l'argent. Le nerf de la guerre. A l'ère du téléchargement gratuit, il y a en effet de quoi se demander comment un petit label fait pour survivre. «On parle beaucoup de la mort du CD et de la fin du support physique pour la musique, mais si on regarde les chiffres de plus près, on se rend compte que les ventes de CD - et les revenus qui en sont issus - ne se portent pas si mal. Elles ont certes atteint un plateau, ont cessé de croître, mais pas vraiment diminué. Quant au vinyle, il a fait son come-back depuis une dizaine d'années.»

Chez Captured Tracks, le support physique représente toujours une bonne partie des ventes. «La proportion varie énormément selon les groupes et leur public, indique Mike Sniper. The Soft Moon vend une majorité de vinyles; Wild Nothing vend plus de CD et de MP3; DIIV vend autant de CD, de Vinyles et de MP3.» Mike Sniper rappelle en outre que les labels indie sont de petites structures légères avec peu de frais fixes. «Même une maison comme 4AD n'a pas plus de dix employés. Avec le net, nous n'avons plus besoin de réseaux de distribution étendus, nous pouvons fonctionner avec très peu de monde.» Les concerts ont aussi pris une part plus importante dans les budgets des labels. «Même si quelqu'un télécharge un album sans payer, il y a des chances qu'il achète un billet pour voir la formation en live, et peut-être même un t-shirt.»

En somme, la problématique actuelle n’a pas tellement changé depuis les années 80 et l’apparition du marché de l’indie. Les découvreurs de talents sont encore des passionnés qui, tout en restant réalistes dans le fonctionnement budgétaire de leurs entreprises, ne choisissent pas pour autant ce métier par appât du gain et fonctionnent en activant et en développant leurs réseaux. L’ampleur de la crise se trouve relativisée par ce fonctionnement, et il y a fort à parier que ces labels ont encore de beaux jours devant eux. Jusqu’à ce qu’ils se fassent racheter par un groupe plus gros. Mais ceci est une autre histoire.

«Lorsqu'un site comme Pitchfork se met à encenser un groupe, il se trouve déjà au-delà de nos moyens"

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